Ça brasse en Birmanie (9) ... Résistance dans le silence

Publié le par Jacques Beaulieu à 10:30


Jonquière-Québec



Voici un article paru dans
Libération,
lundi 8 octobre 2007

Raphaël LIOGIER est professeur de sociologie à l’IEP d’Aix- en-Provence, directeur de l’Observatoire du religieux et auteur du Bouddhisme mondialisé (Ellipses, 2004).



L'insurrection silencieuse
par Raphaël LIOGIER
 
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La cause birmane a réussi en quelques semaines là où la cause tibétaine a échoué pendant des décennies : fédérer les bouddhistes du monde entier.

 

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le mouvement insurrectionnel birman ne faiblit pas. Il s’intensifie au contraire, mais dans le silence des monastères et des pagodes. C’est une autre phase, physiquement moins violente mais psychiquement plus radicale, qui s’annonce, moins spectaculaire pour les Occidentaux parce qu’elle ne se déroule pas dans la rue, dans le bruit et la fureur des foules malmenées. De toute façon, ce n’est pas dans la rue que la bataille pouvait se gagner contre une junte militaire surarmée. Rien ne sert, dès lors, de continuer un combat perdu d’avance sur ce terrain. Aller dans la rue a été certes utile : d’abord pour mobiliser la population, la sortir de sa torpeur, lui faire savoir que les moines sont en colère, pour que le lien entre le Sangha (communauté des moines) et le peuple se fasse, et ensuite pour alerter l’opinion internationale et déclencher cette pression à la fois symbolique (l’exclusion diplomatique de la Birmanie) et matérielle (les menaces d’embargo), qui ne doit pas, surtout pas maintenant, se relâcher.

 

Soulignons d’ailleurs que pour une fois, les bouddhistes du monde entier ont participé à cet encerclement, renouant avec leur grande tradition critique. La solidarité des bouddhistes s’est d’abord exprimée en Asie même, puisque le dalaï-lama et nombre d’autres personnalités appartenant aux écoles les plus variées se sont engagés derrière les moines birmans, mais elle s’est aussi exprimée - et là c’est un événement ! - entre les bouddhistes occidentaux et asiatiques. La cause tibétaine a échoué en plusieurs décennies à faire ce que la cause birmane vient de réussir en quelques semaines : polariser les consciences des bouddhistes, toutes écoles confondues, derrière une «cause». Chez nous, l’Union des bouddhistes de France (UBF) a condamné le comportement de la junte, de même que l’Université bouddhique européenne (UBE) et la plupart des associations d’habitude plus réservées, comme si soudain le bouddhisme occidental avait changé, sortant des brumes narcissiques qui l’ont pendant près de trente ans confiné à l’individualisme méditatif au détriment de tout engagement social. Et c’est bien de ce soutien, patient et continu, dont les moines birmans ont besoin à l’extérieur, comme ils ont besoin à l’intérieur de se concentrer sur la nouvelle phase de lutte, plus essentielle et moins bruyante, qui peut conduire à la chute du régime ou à de vraies négociations.

 

La junte sait pertinemment, contrairement à nombre d’observateurs occidentaux qui ne considèrent que le nombre de manifestants dans les rues, que la partie n’est pas gagnée parce que les moines sont confinés dans leur quartier. Bien au contraire, car la guerre civile pourrait se poursuivre en silence, par le refus des offrandes venant des militaires et de leurs familles, par exemple. Les militaires de base ont une famille qui est en général proche des moines de base, une famille dont ils ne peuvent pas se passer dans le contexte de la culture birmane, et qui, dans ce cas, pourrait faire pression, voire rejeter le fils, le cousin, le mari, le neveu militaire, tenu pour responsable de cette condamnation religieuse à errer dans le «samsara», le monde de la souffrance, en raison d’un cruel manque de ces mérites qui sont obtenus contre les offrandes faites au Sangha.


Dans cette situation de désarroi, l’assise de l’armée se trouverait dangereusement ébranlée, ce qui est déjà le cas comme nous l’apprend le témoignage recueilli hier d’un jeune religieux récemment relâché, dans lequel celui-ci raconte que lors de sa détention, certains militaires venaient implorer discrètement le pardon des moines qui venaient d’être battus.

 

Cette situation d’insurrection silencieuse peut devenir intenable pour le pouvoir en place, parce qu’elle est insidieuse, incontrôlable, qu’elle sape les structures même de la hiérarchie militaire et administrative. L’action non-violente bouddhique à la birmane passe forcement par cette stratégie du refus. Si la junte cherche à couper les communications Internet, radio, télé, etc., c’est moins pour soigner son image à l’étranger - quoi que cela ait son importance dans le présent contexte de pénurie économique - que pour isoler les différents centres religieux, afin qu’aucune concertation ne soit possible pouvant conduire au refus des offrandes des soldats et de leurs familles qui serait vécu comme une excommunication massive. Voilà l’épée de Damoclès que les militaires sentent déjà au-dessus d’eux. Les défections, voire les actes de désobéissance ne manqueraient pas de se multiplier dans l’armée si le Sangha en arrivait à tourner ainsi le dos à ces hommes qui, s’ils sont soldats, sont aussi dans leur écrasante majorité de pieux bouddhistes.

 

Le plus difficile dans une telle crise pour le groupe des dictateurs habitués à la violence est de ne plus pouvoir agir par la répression systématique. A ce stade la mitraillette est impuissante. Seule reste la négociation, il faut tenter in extremis de se présenter comme un bon bouddhiste. C’est ce que fait d’ailleurs l’homme fort actuel, Than Shwe, en acceptant de rencontrer Aung San Suu Kyi ou des représentants occidentaux, parce qu’il sait que les armes ne suffiront plus en l’état actuel à sauver le régime.

 

Au fond, les militaires n’ont peur que de deux choses. D’abord de l’obstination, même silencieuse, surtout silencieuse, des moines, et ensuite des embargos internationaux qui deviennent intolérables dans ce pays littéralement affamé. Une famine qui renforce encore la position des moines (tant qu’elle ne les affame pas eux-mêmes) en leur donnant raison aux yeux du peuple. C’est pourquoi, malgré les souffrances supportées par le peuple, qui sont bien sûr objectivement plus aiguës que celles que supporte l’armée, Aung San Suu Kyi soutient l’embargo international. C’est pourquoi aussi la condition essentielle posée par le chef suprême du pays pour la rencontrer est justement le retrait de son soutien.

 

Le bras de fer, beaucoup plus radical qu’en 1988, a maintenant vraiment commencé, parce que les parties en présence ne sont plus à armes inégales dans cette ultime lutte symbolique, comme elles l’étaient lorsque la seule force physique était en jeu. Les Occidentaux doivent garder à l’esprit que si la junte montre des signes apparents de dialogue, ce n’est pas par bonne volonté mais par nécessité, pour lutter symboliquement dans cette nouvelle guerre intérieure, qu’elle risque de perdre sans soutien extérieur.

 

Publié dans Infos-Birmanie

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